2026, L'Année où Tout Devient Obsolète ?
Quand les prophètes de la Silicon Valley cessent soudainement de nous mettre en garde contre l'IA pour nous annoncer son triomphe imminent.
L'épisode que je viens de mettre en ligne sur YouTube est sans doute l'un des plus importants que nous ayons jamais enregistré dans Silicon Carne. Avec Anji Ismail (l'accélérationniste de Mar-a-Lago), Hugo De Gentile, et notre invité spécial Enzo Avigo (CEO de June.so), nous avons plongé dans ce qui pourrait être le plus grand bouleversement de l'histoire de l'humanité. Ce que nous y discutons pourrait radicalement changer votre vision du futur.
Ici à San Francisco, l'atmosphère est devenue étrangement électrique ces derniers temps. Ce n'est pas l'effervescence habituelle des levées de fonds ou l'excitation des nouvelles annonces produit. Non, c'est quelque chose de plus profond, plus troublant. Dans les cafés de SOMA, dans les open spaces de Market Street, dans les conversations feutrées de Sand Hill Road, on sent comme une tension sourde, une attente fébrile. Comme si toute la Valley retenait son souffle, consciente qu'un changement radical approche et je ne parle pas du retour de Trump à la Maison Blanche.
La Grande Pause
Ce qui me frappe le plus, c'est ce sentiment grandissant de futilité qui s'empare de nombreux entrepreneurs et développeurs ici. Je le ressens moi-même. Comment se projeter à cinq ans ? Comment s'investir pleinement dans un projet quand on sait qu'une IA pourrait bientôt le réaliser en quelques secondes ? Cette paralysie qui nous saisit n'est pas de la peur, mais la conscience aiguë que nous vivons peut-être les derniers jours d'une civilisation telle que nous l'avons connue.
Tout le monde vit ce moment comme un moine copiste du XVème siècle qui aurait entendu parler d'une machine capable de reproduire des livres entiers en quelques heures. Comment continuer à enluminer vos manuscrits avec la même passion ? C'est un peu le sentiment que j’ai aujourd'hui, mais à une échelle infiniment plus vaste. C’est comme si chaque ligne de code que nous écrivons, chaque business plan que nous peaufinons, chaque newsletter que nous envoyons pourrait devenir obsolète du jour au lendemain. Cette perspective ne paralyse pas seulement l'action, elle transforme notre rapport même au temps et au progrès.
Les Signes Avant-Coureurs du Grand Basculement
Ce sentiment n'est pas né de nulle part. Les signes s'accumulent avec une régularité troublante. Le revirement spectaculaire d'Anthropic est peut-être le signal le plus clair que quelque chose d'immense se prépare. Cette startup, connue pour être la Cassandre de la Silicon Valley, celle qui nous mettait constamment en garde contre les dangers de l'IA, vient de faire volte-face. Dans son dernier essai "Machines of Loving Grace", Dario Amodei dessine les contours d'une utopie technologique imminente. Ce changement de ton résonne étrangement avec les déclarations récentes de Sam Altman sur les 1,000 jours nous séparant de l'AGI, ou les investissements massifs de Microsoft (13 milliards dans OpenAI), Google (2 milliards pour Anthropic) et Amazon (4 milliards).
Mais le plus frappant n'est pas tant dans ces chiffres que dans la transformation subtile de notre rapport au futur. Quand le modèle "o1" d'OpenAI a dépassé le QI humain médian le mois dernier, l'information est passée presque inaperçue. Comme si nous étions déjà résignés à notre propre dépassement, comme si l'extraordinaire était devenu banal. Cette banalisation du bouleversement est peut-être le signe le plus clair que nous sommes au bord du précipice.
L'Anthropic Paradox
Au cœur de cette transformation se trouve l'énigme Anthropic.
Cette entreprise, née de la dissidence d'OpenAI, incarne toutes les contradictions de notre époque. Financée par le mouvement Effective Altruism, obsédée par la sécurité de l'IA, elle développe pourtant en secret des modèles dix fois plus puissants que l'existant. Cette schizophrénie apparente - mettre en garde contre les dangers de l'IA tout en accélérant son développement - n'est pas qu'une stratégie pour lever toujours plus de fonds. Elle reflète notre propre ambivalence face à ce qui vient.
Leur approche de l'alignement de l'IA, ce qu'ils appellent la "Constitutional AI", ressemble moins à une solution technique qu'à une tentative désespérée de garder le contrôle sur quelque chose qui nous échappe déjà. Comme si, en donnant une constitution à nos créations, nous espérions les maintenir dans un cadre que nous comprenons encore.
Ce qui rend cette période si particulière, c'est le sentiment d'être à la fois acteurs et spectateurs de notre propre obsolescence.
Les promesses d'Amodei donnent le vertige : 50 à 100 ans de progrès en biologie compressés en une décennie, la guérison de la plupart des cancers, une espérance de vie dépassant 150 ans. Ces perspectives, qui auraient semblé délirantes il y a quelques années, sont désormais discutées sérieusement dans les boards des principales boîtes Tech de la Bay.
La Valley vit dans une sorte de présent dilaté, où chaque innovation semble simultanément révolutionnaire et déjà dépassée. Les startups continuent de lever des fonds, les développeurs de coder, les marketeurs de marketer, mais il y a dans tout cela quelque chose de l'ordre du rituel, comme si nous jouions une pièce dont nous connaissons déjà le dénouement.
Que faire de ce temps suspendu, de cette étrange période où nous continuons à construire tout en sachant que nos constructions seront bientôt obsolètes ? Peut-être que la réponse n'est pas dans la résistance ou la résignation, mais dans l'acceptation lucide de notre rôle de passeurs. Nous sommes peut-être la dernière génération à connaître le monde "d'avant" et la première à entrevoir celui "d'après".
Le Grand Renoncement Français
Lors de mon dernier séjour en France en octobre, j'ai été frappé par un paradoxe qui serait presque risible s'il n'était pas si inquiétant. Tandis que la Silicon Valley se prépare à une transformation radicale, l'Hexagone oscille entre déni et diabolisation.
Cette attitude me rappelle les années 90 (j’étais là…), quand la France considérait Internet comme un phénomène éphémère pendant que la Valley façonnait l'avenir numérique. C'est un peu comme si, à la veille de l'invention de l'imprimerie, les copistes débattaient passionnément de la meilleure technique de calligraphie.
On légifère minutieusement sur l'IA actuelle sans percevoir la vague de fond qui approche. Les débats sur les biais des modèles existants occultent les questions existentielles que soulèvera la prochaine génération d'intelligence artificielle. Certains comme Anji Ismail vont même jusqu'à comparer Mistral AI à une nouvelle version du Minitel.
Cette myopie française s'illustre dans son refus d'affronter les véritables enjeux. Pendant que les plus brillants esprits de la tech s'interrogent sur la maîtrise d'une intelligence potentiellement supérieure à la nôtre, la France s'enferme dans une posture moraliste qui relève plus du déni que de l'analyse critique.
Les conséquences de cet aveuglement pourraient être considérables. À l'heure où l'IA s'apprête à révolutionner la biologie, la médecine et l'économie, la France risque de se retrouver démunie face à des défis qu'elle n'aura pas su anticiper.
Le plus paradoxal dans cette attitude française réside dans sa critique de l'idéologie tech tout en ignorant une évidence : chaque avancée technologique porte en elle une vision politique et sociétale. De l'électricité au chemin de fer, en passant par Internet, toutes les révolutions techniques ont véhiculé un projet de société.
Quand je lis "Les Prophètes de l'IA" de Thibault Prévost, je suis frappé par cette posture intellectuelle qui consiste à dénoncer les "tarés" de la Silicon Valley tout en se drapant dans une supériorité morale qui masque mal une forme de résignation. L'auteur y dépeint les acteurs de la tech comme des "illuminés" et des "eugénistes" obsédés par le QI et les questions raciales. C'est comme si les progressistes, à force de dénoncer, avaient oublié leur vocation première : proposer une vision alternative.
L'enjeu véritable ne réside pas tant dans l'idéologie de la Silicon Valley - au moins assumée et transparente - que dans l'absence d'alternative crédible. La gauche dénonce le "techno-solutionnisme" et le "techno-fascisme" des géants du numérique, mais quelle vision propose-t-elle ? Quel projet d'IA au service du progrès social ? Quelle technologie émancipatrice ?
En se limitant à diaboliser les acteurs de la tech sans proposer de perspective alternative, j’ai peur qu’on se condamne à devenir simples spectateurs d'une révolution que nous refusons d'appréhender.
Certes, la vision du monde portée par les Musk, Altman et autres soulève des inquiétudes légitimes. Leur projet de société mérite d'être questionné. Mais ils ont le mérite de proposer une direction. Pendant que la France s'évertue à leur faire la leçon, ils façonnent notre avenir. N'est-ce pas là le véritable drame ? La crainte de leur vision du futur nous a fait renoncer à en concevoir une autre.
Car oui, les Musk, Altman et autres ont une vision du monde qui peut faire peur. Oui, leur projet de société est discutable. Mais au moins ils en ont un. Pendant qu’on s'épuise à leur faire un procès en moralité, ils construisent le monde de demain. Et c'est peut-être ça, le véritable drame : nous avons tellement peur de leur vision que nous avons renoncé à en proposer une autre.
La Renaissance de la Pensée
Si l'establishment intellectuel français semble avoir renoncé à proposer une vision alternative du progrès, une lueur d'espoir vient paradoxalement du quidam français qui, lui, commence à réfléchir par lui-même aux enjeux de cette révolution. Une voix comme celle de Marie Gaymard résonne avec une lucidité particulière, loin des postures idéologiques stériles qui paralysent le débat public. Si l'IA fera sans doute beaucoup de choses à notre place, nous dit-elle, elle ne pensera pas à notre place. Non par limitation technique mais par une nécessité profondément humaine : nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas, abandonner notre capacité à penser par nous-mêmes.
Pendant que les intellectuels s'épuisent à dénoncer le "techno-fascisme", les citoyens, eux, comprennent intuitivement que la véritable révolution ne sera pas tant dans le remplacement de l'humain que dans une nouvelle stratification du contenu. Soyons honnêtes : qui se soucie réellement de savoir si le manuel de son aspirateur, la documentation technique d'une API ou la description d'un produit sur Amazon ont été rédigés par un humain ou une IA ?
Cette lucidité du terrain, cette intelligence pratique qui s'exprime loin des tribunes et des essais moralisateurs, nous montre peut-être la voie. Car parallèlement à l'industrialisation du contenu fonctionnel, nous assistons à l'émergence d'un nouveau luxe : la pensée authentiquement humaine. Une sorte de pensée "fait-main" qui deviendra précieuse. Les newsletters écrites avec sincérité, les articles qui osent une réflexion originale, les analyses nourries d'une véritable expérience vécue - tout ce qui porte la marque indélébile de son auteur acquiert une valeur nouvelle, précisément parce qu'imparfait et irremplaçable.
Cette évolution est déjà visible : au milieu du déluge de contenus générés par l'IA - articles, images, vidéos, codes - émerge une lassitude des discours préformatés, qu'ils viennent des machines ou des idéologues. Les gens commencent à faire la différence entre ce qui est produit pour informer ou vendre, ce qui est produit pour dénoncer, et ce qui est créé pour penser, émouvoir, provoquer.
L'industrialisation de l'alimentation n'a pas tué la haute cuisine, elle l'a rendue plus précieuse. De même, l'automation du contenu par l'IA ne tuera pas la pensée humaine - elle la rendra plus rare, plus recherchée, plus appréciée. Et peut-être que cette renaissance de la pensée viendra non pas des grands intellectuels mais des individus qui, comme Marie, osent penser par eux-mêmes, loin des postures convenues.
En fin de compte, ce sentiment vertigineux que nous ressentons ici à San Francisco n'est peut-être pas celui de notre fin imminente, mais celui d'un choix à faire. Oui, nous sommes au bord d'un précipice. Oui, 2026 approche à grands pas. Mais plutôt que de rester paralysés face au vide, plutôt que de nous jeter dans le gouffre de la standardisation et de l'automation totale, il est peut-être temps de faire un pas de côté. D'oser être incorrect, imparfait, provocant, dérangeant - en un mot, humain.
J'adore. Bravo!
N'oublions pas que l'intelligence (y compris émotionnelle) n'est pas tout, qu'elle n'est "juste" qu'un préalable nécessaire a l'humanité. Le vertige, oui, la chute, non. Accrochons nous car ça va secouer
Je partage complètement ce sentiment - et si tout devenait obsolète demain ? Je pensais à ça en me balladant au marché d'un village proche Dimanche, les mecs qui sortent leurs étals, les fruits, les légumes, l'artisanat local ... personne là ne se soucie de ChatGPT, comme les moines copistes qui ne savent pas que l'imprimerie est en train d'être inventée. Et on se dit "bah le marché ça existe depuis 150 ans ca va pas d'arrêter du jour au lendemain ..."
Le discours de Dario Amodei - comme vous l'avez dit dans l'émission, c'est aussi à destination des investisseurs. Et Les récentes informations sur les difficultés d'OpenAI avec "Orion" (un sujet pour une prochaine Hacienda ?) relativisent l'optimisme e/acc. On peut faire plein de choses avec les modèles actuels, mais ils ne passent pas le test de Turing / Suleyman.