La Grande Illusion du Travail
Comment les Emplois Tech ont Disparu avant même l'arrivée de l'IA...
L'histoire commence dans un open space désert de la Silicon Valley. Sur les bureaux vides, les écrans affichent des dashboards aux courbes ascendantes, pendant que quelque part, dans une maison de Redwood, un sales "en poste" regarde Netflix. La scène pourrait sembler dystopique. Elle est pourtant devenue la nouvelle normalité d'une Tech qui a secrètement automatisé ses propres emplois, bien avant que l'IA ne vienne menacer de le faire.
Cette transformation silencieuse prend aujourd'hui une dimension nouvelle avec la nomination d'Elon Musk au "Department of Government Efficiency" (DOGE) dans l'administration Trump. Ce titre apparemment ironique pourrait bien être le prélude à une transformation plus radicale : l'application à l'échelle gouvernementale des mêmes processus d'automation qui ont déjà vidé la Silicon Valley de sa substance.
Car pendant que le monde s'inquiète de la menace future de l'IA sur l'emploi, une vérité plus dérangeante se dessine : dans la Tech, les emplois ont déjà disparu. Non pas dans une grande disruption spectaculaire, mais dans une lente évaporation où les postes existent encore sur le papier, tandis que leur substance s'est dissipée dans les méandres de l'automatisation et des nouveaux modes de travail. Et ce qui est arrivé à la Tech pourrait bien préfigurer une transformation plus vaste de notre conception même du travail.
On en parlait d’ailleurs il y a quelques mois déjà avec Stéphane Mallard dans Silicon Carne…
L'Automatisation Silencieuse
Les chiffres sont implacables. L'étude GitHub menée auprès de 2000 employés tech révèle que plus de 97% des développeurs utilisent déjà des outils d'automatisation dans leur travail quotidien. Mais le plus fascinant n'est pas ce chiffre - c'est la manière dont cette automation s'est mise en place : de l'intérieur, par les employés eux-mêmes.
Comme ces termites qui creusent silencieusement l'intérieur d'une poutre jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'une coquille vide, les développeurs ont méthodiquement automatisé chaque aspect de leur travail. Un CTO de scale-up parisienne me rapportait récemment sa stupéfaction en découvrant qu'une équipe entière de dev ops avait automatisé 90% de ses tâches : "Ils passaient leurs journées à jouer à League of Legends pendant que leurs scripts faisaient le travail. Le plus fou ? La qualité du code était pas dégueulasse..."
Cette quête d'efficacité a commencé innocemment.
D'abord, c'était les tâches répétitives : les tests unitaires, les déploiements, la compilation. Puis sont venus les outils de génération de code comme GitHub Copilot. On a donné un tracteur à un agriculteur qui utilisait encore une charrue. Soudain, ce qui prenait une journée ne prenait plus qu'une heure. Mais personne ne pose la question qui dérange : que faire des sept autres heures ?
Les entreprises elles-mêmes ont encouragé cette évolution, sans en mesurer les implications. Les métriques de productivité sont devenues le nouveau Saint Graal. On célébrait les "10x engineers", ces développeurs capables de produire dix fois plus que leurs pairs. Ce qu'on ne disait pas, c'est que leur secret n'était pas de travailler plus dur, mais d'avoir mieux automatisé leur travail.
La Mort du Commercial Tech
L'anecdote qui circule dans les startups SaaS est devenue emblématique : un VP Sales découvre que les ventes de son équipe ont augmenté pendant les congés de son meilleur commercial. En fait, le vendeur avait automatisé l'intégralité de son processus de vente. Des séquences d'emails personnalisés s'envoyaient automatiquement, des démos se programmaient sans intervention humaine, et des réponses aux objections étaient délivrées par des systèmes experts finement calibrés.
Cette histoire préfigure une transformation plus large. Selon Forrester Research, d'ici 2025, plus d'un million d'emplois commerciaux B2B disparaîtront. Plus révélateur encore, 73% des acheteurs B2B préfèrent désormais un processus d'achat sans interaction humaine. Comme le note Forbes, "les sites web ne demandent pas de commissions, ne prennent pas de congés et ne viennent jamais au travail avec la gueule de bois. Ils vendent 24/7, sans jamais se plaindre."
Ce changement dépasse le simple cadre commercial.
Cela fait plusieurs mois que j’expérimente moi-même les taxis autonomes Waymo à San Francisco et je me suis surpris à être dérangé par la présence d’un chauffeur humain lors de mes trajets en Uber. L’absence de contact humain, paradoxalement, apporte un confort inédit : pas de discussions forcées, pas d’interventions inutiles, simplement une expérience fluide et efficace. Ce ressenti illustre un basculement plus profond : l’automatisation des interactions n’est plus perçue comme un remplacement, mais comme une amélioration.
Cette transformation du service client vers l’auto-service présage également ce que le DOGE (Department of Government Efficiency) pourrait accomplir à l’échelle gouvernementale. Si les clients préfèrent interagir avec des systèmes plutôt qu’avec des commerciaux, pourquoi les citoyens ne préféreraient-ils pas des interfaces automatisées aux bureaucrates ? Imaginez un futur où des algorithmes gèrent nos impôts, délivrent des permis ou tranchent des litiges administratifs sans file d’attente ni paperasse. L’efficacité pourrait bien l’emporter sur la dimension humaine, faisant du bureaucrate une espèce aussi menacée que le commercial tech.
Cela soulève évidemment des questions éthiques et sociales. Jusqu’où sommes-nous prêts à déléguer des décisions humaines à des systèmes automatisés ? Et si l’efficacité devenait la priorité absolue, que deviendrait la place de l’empathie, de la flexibilité ou même de l’erreur humaine dans notre société ?
Le Remote Work : Le Grand Révélateur
Le passage au travail à distance n'a pas créé l'évaporation du travail - il l'a simplement rendue impossible à ignorer. Comme ces lumières noires qui révèlent les taches invisibles à l'œil nu, le remote work a exposé une vérité que personne n'osait admettre : la majorité des emplois tech étaient déjà des fictions maintenues par le théâtre social du bureau.
L'étude du MIT Sloan Management Review apporte des chiffres troublants. Pour 10% des travailleurs, la semaine de travail a diminué de 12% ou plus durant la transition au remote, tandis que pour un autre 10%, elle a augmenté de 9% ou plus. Cette disparité révèle une réalité crue : certains rôles étaient déjà largement superflus, tandis que d'autres portaient le poids réel de l'organisation.
Le phénomène du "présentéisme virtuel" est devenu une forme d'art. Les employés ont développé des systèmes sophistiqués pour maintenir l'illusion d'activité : scripts maintenant leur statut Slack en "actif", réponses automatiques minutées, workflows automatisés publiant du code à des heures stratégiques. Cette chorégraphie complexe de l'apparence de travail préfigure une automation massive à venir...
La Fin des Managers ?
Dans ce paysage d'automation croissante, le rôle du manager traditionnel est devenu particulièrement ambigu. Les chiffres de Gallup sont éloquents : si le manager local était responsable d'au moins 70% de la variance dans l'engagement des équipes, que devient ce rôle quand les équipes sont auto-organisées et que les systèmes automatisés gèrent la majorité des interactions ?
La disparition progressive des middle managers dans la tech offre un blueprint pour la transformation de toutes les industries et peut être même de nos services publics. La Tech est en train de remplacer la hiérarchie traditionnelle par des systèmes. Les décisions ne remontent plus une chaîne de commandement - elles émergent d'algorithmes d'optimisation. En ce sens ce que fait la société Aera dans la Silicon Valley est tout à fait révélateur. Elle parle de “AI for Decision Automation”. Elle est capable de comprendre le fonctionnement d’une entreprise, fait des recommandations en temps réel, prend des mesures de manière autonome et tire des enseignements de chaque décision prise.
Le Work-Life Balance : L'Alibi Parfait
Le “work-life balance” est devenu le Cheval de Troie idéal de cette transformation. Sous couvert de progressisme et de bien-être au travail, cette idéologie offre une justification morale parfaitement calibrée pour justifier une réduction drastique de l’engagement professionnel. Comme toutes les bonnes illusions, elle fonctionne parce que tout le monde veut y croire : les employés y voient une libération, un moyen de se recentrer sur leur vie personnelle, tandis que les employeurs y trouvent une opportunité de réduire les coûts, maquillée en avancée sociale. Moins d’heures au bureau, moins de stress… mais aussi moins de salaires compétitifs et moins d’investissement dans des carrières à long terme.
Cette rhétorique soi-disant “progressiste” s’étend aujourd’hui au-delà des murs de l’entreprise et pourrait bien devenir le modèle parfait pour transformer l’administration fédérale. Elon Musk, jamais en reste lorsqu’il s’agit de s’approprier un narratif, recycle déjà ces codes : “government efficiency” devient le synonyme bureaucratique de bien-être des fonctionnaires, “streamlined processes” l’équivalent administratif du work-life balance. Mais sous ces slogans séduisants se cache une réalité brutale : l’automatisation devient l’arme ultime pour rationaliser les coûts de l’État, tout en prétendant participer au bien-être futur des agents fédéraux.
L’ironie est mordante dans ces entreprises qui ont fait du “well-being” leur mantra. Les “wellness programs”, les “mental health days”, les “no meeting Wednesdays” ne sont pas des preuves d’une révolution humaniste en cours. Ce sont des palliatifs. Ils masquent une vérité dérangeante : dans un monde où la productivité est externalisée à des machines, le travail des humains devient secondaire, voire superflu. Le yoga et la méditation au bureau ne sont pas conçus pour nous aider à mieux performer, mais pour nous aider à gérer la culpabilité de ne pas être réellement nécessaires.
Et cette tendance ne fait que s’accélérer.
L’arrivée de ChatGPT n’a pas sonné le glas des emplois tech – elle a simplement signé leur certificat de décès. Comme un médecin légiste face à un corps déjà froid, l’IA générative ne provoque pas directement la disparition des emplois : elle se contente de documenter, avec une précision clinique, leur état de décomposition avancée. Le “work-life balance” n’est alors plus qu’un anesthésiant social, une façon de rendre acceptable l’idée que travailler moins – ou ne plus travailler du tout – est la nouvelle norme.
Du Tech au Gouvernement : La Grande Transformation
Les vagues de licenciements qui secouent la Silicon Valley depuis 2023 racontent une histoire bien différente de celle mise en avant dans les médias. Lorsque Meta licencie 11 000 personnes, Google 12 000, et Microsoft 10 000, il ne s’agit pas seulement d’une correction post-Covid. Ces suppressions de postes représentent une vérité plus inconfortable : ces emplois avaient déjà cessé d’exister. Comme me l’a confié un pote VP Engineering d’une GAFAM : “La plupart de ces postes étaient déjà automatisés. Le Covid nous a juste donné l’excuse parfaite pour arrêter de faire semblant.”
Nous en parlions d’ailleurs récemment dans cet épisode de Silicon Carne :
Contrairement à la Silicon Valley où l’automatisation a été un secret de Polichinelle, le secteur public reste figé dans des processus archaïques. Pourtant, le gouvernement n’est qu’un ensemble de procédures, et tout processus, par nature, peut être rationalisé, optimisé, puis automatisé. Si les emplois tech – souvent considérés comme les plus qualifiés et les moins automatisables – ont été réduits à peau de chagrin, qu’en est-il des millions de postes administratifs fédéraux ? Ce que nous avons fait à la tech, nous pouvons le faire à n’importe quelle bureaucratie. Et dans un pays comme la France, où l’administration représente plus de 57 % des dépenses publiques, le sujet ne peut être ignoré.
Une Révolution Silencieuse
La révolution initiée par le DOGE pourrait survenir presque sans résistance, du moins aux États-Unis. La disparition des emplois se fera discrètement, habillée par une rhétorique séduisante sur le bien-être au travail et l’efficacité. Les “government shutdowns” du futur ne seront plus des crises politiques paralysantes, mais des “mises à jour système”. Chaque itération technologique réduira un peu plus le rôle des fonctionnaires, tout en justifiant ces suppressions par des gains d’efficacité et des coûts réduits.
L’ironie est que cette transformation sera perçue comme un progrès social. À l’image des entreprises tech qui offrent des “mental health days” ou des “no meeting Wednesdays” pour masquer la désintégration du sens même du travail, le gouvernement promettra des gains de bien-être pour les agents publics tout en supprimant progressivement leur rôle. Le “streamlined government” deviendra une marque de fabrique, une excuse pour justifier un démantèlement systémique.
La Fin d’une Illusion
Cette révolution pose des questions vertigineuses. Si les développeurs, autrefois les rois du knowledge work, ont été réduits au rôle de superviseurs de systèmes automatisés, que reste-t-il pour les autres professions ?
Ce basculement ne concerne pas uniquement l’efficience de l’État, mais aussi notre rapport au travail, à l’emploi et, ultimement, à notre valeur en tant qu’humains dans un système de plus en plus automatisé.
Nous ne sommes pas en train d’assister à la mort du travail, mais à son enterrement. L’IA, l’automatisation, le DOGE – ce ne sont que les fossoyeurs d’un système déjà moribond. La seule question qui reste est de savoir si nous aurons le courage d’assister à l’enterrement ou si nous continuerons à regarder ailleurs, en espérant naïvement qu’il y a encore quelque chose à sauver.
Ravi d’assister à l’enterrement des bullshits jobs et des layers de managements inutiles qui gangrènent ces entreprises qui passent en mode scale up.
Ayant géré des milliers d’employés dans la tech, le futur ne sera pas fait de levées de fond pour recruter, mais des solopreneurs curieux et capables de s’entourer de copains agents IA sans besoin viscéral de réunionnite aiguë du mardi.
Moi qui aime mes lundis matins en café -slip à la maison, ce changement de paradigme brutal que tu évoques sera ENFIN le révélateur de la valeur ajoutée contre la valeur show offisée .
Clever !
L'analyse est très intéressante. Clairement un nouveau paradigme qu'il nous faut comprendre et agir en conséquence.
Merci Carlos ;-)